Raoul Barré, géant méconnu de la BD et des dessins animés

Un texte de André Fauteux

Inventeur et mentor adulé par ses contemporains, mon ancêtre connut un destin grandiose à la fin tragique.

André Fauteux

En 1914, mon arrière-grand-père Raoul Barré offre un grand dîner à tous les cinéastes d’animation new-yorkais, des êtres compétitifs et habitués à travailler en solo. Quinze ans avant la venue du son au cinéma et 18 ans avant celle de la couleur, ce visionnaire est déjà un mentor pour plusieurs d’entre eux.

« C’était la seule fois qu’ils se sont retrouvés tous ensemble, chaque studio ayant l’habitude de rester dans son coin, et ce geste en dit long sur le caractère grégaire de Barré. À l’issue du dîner on le força à prendre la parole et c’est alors qu’il prédit que bientôt les dessins animés, qui n’en étaient encore qu’à leurs tout premiers débuts, parleraient, utiliseraient des effets sonores et seraient en couleur. Tout le monde a ri, personne ne l’a cru et, pourtant, toutes ces choses se sont ensuite réalisées relativement rapidement », relatait mon frère, Paul Fauteux, lors d’une soirée de projection de dessins animés organisée par la Fondation Raoul Barré à la Cinémathèque québécoise, le 3 mai dernier. 

Peintre et bédéiste polyvalent, Raoul Barré est célèbre pour ses deux inventions : le slash system, procédé qui permettait jusque dans les années 1920 de dissocier les décors des personnages afin d’accélérer la réalisation d’un film; et la plus importante, encore utilisée aujourd’hui, la fameuse règle à tenons (ou à ergots, ou peg bar en anglais), qui immobilise les feuilles, perforées dans le haut ou le bas, afin de stabiliser la succession d’images lors de la projection d’un film d’animation.

L’idole des futures vedettes

L’histoire du fameux dîner fut racontée par Otto Messmer, créateur avec Pat Sullivan du populaire cartoon Felix the Cat dont Barré sera l’animateur invité pour certains des épisodes les plus drôles. À leurs débuts, Messmer et Sullivan ont tous deux été formés par Barré au studio qu’il avait cofondé en cette même année 1914 et établi dans un immeuble du Bronx qu’il loua de nul autre que Thomas Edison. Barré avait rencontré son associé, l’illustrateur Bill Nolan, aux Edison Studios où, selon Wikipédia, ils créèrent probablement les premières publicités animées.

Messmer disait de Barré : « Nous le considérions comme une idole quand, dans son studio, il a commencé à nous montrer non seulement comment on pouvait dessiner le pas d’un personnage et le faire marcher, mais aussi faire rire le public. Barré était un homme très amusant. Travailler avec lui était un soutien et un véritable plaisir. »

Un Felix the Cat dessiné par Raoul Barré. (Wikimedia)

Leur industrie est alors encore jeune : Fantasmagorie, considéré comme le premier véritable film d’animation de l’histoire, a été créé en 1908, par un rival de Barré, le Français Émile Cohl, relatait le 3 mai Marco de Blois, conservateur-programmateur à la Cinémathèque depuis 1998. 

Établi à New York depuis 1903, en 1914 Barré est déjà une légende. « Sa grande innovation, selon Marco de Blois, ç’a été de créer un des premiers studios de type industriel du cinéma d’animation en répartissant le travail parmi plusieurs réalisateurs (…), ce qui permet d’accélérer la production des dessins animés. »

La Fondation Raoul Barré nous reçoit

La soirée du 3 mai fut organisée par le président de la Fondation, mon oncle et parrain Gaspard Fauteux, en collaboration avec l’équipe de la Cinémathèque dirigée par Marcel Jean.

Quatre courts métrages muets américains ont été projetés au cours de cette soirée : Cartoons on the Beach, réalisé par Barré en 1915, raconte les escapades romantiques de deux couples à la plage; The Promoters, un épisode de la très populaire série Mutt and Jeff écrit et dirigé par Bud Fisher, en 1916, dans laquelle Mutt vend des actions bidon à son comparse; Twas but a dream, un film animé par Barré en 1916 et axé sur un puissant tonique capillaire; et Pedigreedy, une animation de Felix the Cat signée par Otto Messmer en 1927. 

Comme plusieurs dessins animés, ces œuvres furent adaptées de bandes dessinées, a rappelé le conférencier John Harbour, un doctorant en littérature et arts de la scène et de l’écran à l’Université Laval dont la thèse de maîtrise a porté sur Raoul Barré. En fouillant, Harbour a découvert, « comme une aiguille dans une botte de foin », que Twas but a dream était basé sur Phables, une œuvre signée par Thomas E Powers, en 1909. « Ce qui est intéressant avec ce film, c’est qu’il garde la structure typique des comic strips de l’époque, c’est à dire les bandes dessinées qu’on retrouvait dans les journaux. Il y a donc une situation initiale, un élément déclencheur, puis à la fin il y a un gag ou un punch. » Autre emprunt aux comics : « Les personnages parlent avec des bulles exactement comme dans les bandes dessinées », dit Harbour, ce qui agrémente les films muets sans les interrompre par des intertitres, très utilisés dans les premiers films.

La projection des courts métrages fut magistralement agrémentée, comme à l’époque, par l’improvisation de Roman Zavada, l’un des pianistes en résidence de la Cinémathèque. « Je regarde les films dans l’après-midi, puis j’improvise devant public quelques heures plus tard », a-t-il expliqué à une Marie (« Mimi ») Fauteux Castonguay médusée. Petite-fille de Raoul Barré, Mimi, ma tante et marraine, fut l’une des quatre personnes honorées ce soir-là par la Fondation. Peintres amateurs, elle et son mari Claude, ont passé de nombreux étés à peindre dans Charlevoix, où ils se sont liés d’amitié avec quelques peintres québécois. La Fondation a également honoré :

• Marie-Paule Barré (1906-2009) qui fut très proche de son oncle et parrain Raoul Barré. Grâce à Marylise Lapierre, sa petite-nièce qui l’a présentée à Marco de Blois, Mme Barré fit don de tout ce qu’elle possédait de l’artiste à la Cinémathèque, qui organisa l’exposition À la découverte de Raoul Barré, en 2004. En proie un jour à une peine d’amour, elle se confia à son oncle, qui répondit : « Mieux vaut briser son cœur que le fermer. »

• Louise Beaudet (1928-1997), une sommité en cinéma d’animation, dont elle fut la conservatrice à la Cinémathèque, après avoir coordonné une importante rétrospective sur le sujet dans le cadre de l’Expo ’67.

• Laurier Lacroix, professeur d’histoire de l’art et de muséologie qui a signé de nombreux textes sur Raoul Barré.

Mon oncle Gaspard s’est dit très heureux de cette soirée qui fit le bonheur des participants, dont des membres des familles Barré et Fauteux. « Grâce à la collaboration enthousiaste de la Cinémathèque et au soutien de nombreux commanditaires, nous avons réuni une centaine de personnes, dit-il. C’était l’activité de lancement de la Fondation pour faire connaître plus largement Raoul Barré et amasser de l’argent pour des bourses qui soutiendront de jeunes artistes émergents qui prolongent par leur audace et leur créativité la vision de Raoul Barré. »

Kim Thuy avec Gaspard Fauteux (à gauche) et Philippe Roy (au centre)

Après la projection des courts-métrages, l’auteure Kim Thuy m’a rappelé être arrivée au Québec à l’âge de 10 ans, « un peu tard pour connaître les bandes dessinées ». Elle m’a dit avoir beaucoup appris au cours de cette soirée. « Je suis étonnée de la modernité des dessins et des propos, c’est extraordinaire. Ça s’applique encore aujourd’hui, la plupart des films qui ont été montrés ce soir. Je pensais que c’était simple, de faire une bande dessinée, mais en fait c’est plus long. C’est un vrai film, avec de vrais personnages », dit-elle en s’exclamant de son rire légendaire. 

Elle était l’invitée d’un ami, Yves Leduc, qui s’est dit très impressionné par ce qu’il a appris sur Raoul Barré grâce aux témoignages des conférenciers Paul Fauteux, Marco de Blois et John Harbour. Il a bien exprimé ce que plusieurs dans l’auditoire, comme moi, se sont probablement dit : « Je suis complètement médusé du peu d’informations disponibles sur ce personnage. On doit rapiécer des morceaux ensemble, c’est une espèce de casse-tête. Sa vie demeure complètement mystérieuse. Je me demande si on peut en faire plus pour fouiller dans les archives pour le faire revivre. Il semble être un personnage très important de notre histoire. » 

Cette soirée du 3 mai fut surtout l’occasion pour le public de découvrir à quel point Raoul Barré était un visionnaire et un rassembleur aux dons multiples, comme l’a démontré Marco de Blois : « Il était peintre, il était illustrateur, il était caricaturiste, il était bédéiste, il était cinéaste d’animation. Il était aussi avant-gardiste, essayiste, bon vivant, humaniste, bohémien, dessinateur, Montréalais, blagueur, Canadien français, designer, graphiste, globe-trotter, pédagogue, humoriste, inventeur, metteur en scène, Québécois, publicitaire, précurseur et visionnaire. » 

Depuis qu’il a lu sur Raoul Barré au début des années 2000, dans le cadre d’un cours d’histoire de l’animation à l’Université de Montréal, de Blois confie que cet artiste mystérieux, réputé maître dans l’art du gag, est « presque une figure obsessionnelle ». « Raoul Barré bouffait, mangeait le début de ce 20e siècle naissant. Il était partout. »

Le Québec commence à peine à découvrir à quel point ce géant se démarquait alors que les disciplines et les artisans évoluaient en silo. « Les gens de la peinture ne portaient pas vraiment attention à la carrière de Raoul Barré caricaturiste ou bédéiste ou cinéaste d’animation, les gens, les guildes de l’animation ne prêtaient pas particulièrement attention à l’œuvre de peintre de Raoul Barré, explique de Blois. Mais pourtant, c’est l’ensemble de l’œuvre qui fait de Raoul Barré un visionnaire et un homme que je trouve tellement inspirant. J’aurais aimé ça le connaître. J’pense qu’il était ben smatte. » 

Mon grand-père aussi l’appréciait beaucoup, selon les dires de ma tante Mimi Fauteux Castonguay. Raoul avait beau être une force de la nature, cela n’empêcha pas cet homme sensible de connaître son lot de souffrances. Publiée sur le site de la Fondation Raoul Barré, sa biographie se termine par une fin tragique. Elle fut écrite par mon frère Paul avec l’aide de notre cousin, Richard Fauteux, le généalogiste de la famille qui possède plusieurs documents au sujet de Barré.

Plus Parisien et New-yorkais que Montréalais

Né à Montréal en 1874, à l’aube de la révolution industrielle, Raoul Barré passera deux ans à Paris, à partir de 1896. Il y étudie à l’Académie Julian et à l’École des beaux-arts. Il commence une carrière remarquable en tant que dessinateur et caricaturiste, très critique au sujet des procès politiques injustes intentés contre le capitaine Alfred Dreyfus. 

Église Saint-Germain-des-Prés, Raoul Barré, 1897, collection André Fauteux

De retour à Montréal en 1898, Barré est déjà une vedette du monde de la peinture postimpressionniste. Quand l’imprimé prend son essor, il est précurseur de la bande dessinée canadienne-française. Le 20 décembre 1902, le quotidien La Presse publie sa BD Pour un dîner de Noël, la première jamais publiée en français au pays. 

Il s’établit à New York en 1903. De juin 1906 à avril 1909, il envoie au journal La Patrie sa série Les Contes du père Rhault, jeu de mots autour des Contes de Perrault. Elle raconte avec humour les facéties de deux garnements, Fanfan et P’tit Pit. 

En 1913, il crée la bande dessinée Noahzark Hotel, qu’il traduit afin de la faire paraître simultanément dans La Patrie. « C’est l’histoire de personnages anthropomorphes, des animaux auxquels il arrive toutes sortes d’aventures dans un hôtel, relate John Harbour. Ça annonce les personnages anthropomorphes des dessins animés comme Mickey Mouse et Félix le chat, pour ne citer que les plus connus. »

En 1916, William Randolph Hearst, le magnat de la presse multimillionnaire, crée un studio d’animation et engage à fort prix la plupart des animateurs de Barré, dont son associé Bill Nolan. Barré fondera l’année suivante un nouveau studio avec Charles Bowers et Alfred Thurber. Ils produisent pendant trois ans la version animée de la bande dessinée quotidienne Mutt and Jeff, créée par Bud Fisher. Selon Wikipédia, Barré investit une partie des importants bénéfices du studio dans des cours d’art pour les animateurs, comme Walt Disney l’offrira à ses propres employés dans les années 1930.  

La descente aux enfers

En 1918, Barré démissionne du studio Barré-Bowers pour éviter d’être accusé de complicité alors que la société est au bord de la faillite. Un de ses illustrateurs, Dick Huemer, raconta la mésaventure de son patron. Il le décrit comme un homme brun et joufflu aux yeux gris et à l’accent français qui était dévoué à l’industrie naissante du cinéma animé à l’époque BD (Before Disney), mais avait peu de temps pour s’occuper de sa business bien-aimée. « Mais bien avant Disney, il a eu l’idée de réinvestir les bénéfices qu’il réalisait (et ils étaient en effet minuscules) pour produire de meilleures images, créer une demande pour celles-ci, et ainsi gagner plus d’argent pour toutes les parties concernées, l’artiste comme le producteur…

Préoccupé par les difficultés financières du studio et de son nouveau partenaire, Charlie Bowers, il perd la tête sous l’effet de la pression. On dit qu’il a été retrouvé errant dans un parc, bafouillant de façon incohérente et jetant de l’argent aux quatre vents. Ce dernier point est peut-être un embellissement de l’histoire, qui est assez tragique. J’ai eu toute l’histoire de seconde main. Le pauvre Raoul Barré, gentil et bien intentionné, a donc été interné… » Selon le site Cartoon Research, Barré aurait menacé de tirer sur Bowers pour l’avoir escroqué. 

Bowers prend le contrôle du studio alors que Barré est interné au Central Islip State Hospital, un asile psychiatrique. La psychiatrie n’étant pas très avancée à l’époque, on le déclare simplement fou (insane), terme fourre-tout inscrit dans la fiche de conscription (draft card) émise par l’armée américaine, qui l’exempte du service militaire le 12 septembre 1918. 

On ignore combien de temps il fut interné. « Le coté intéressant c’est que Raoul s’en est sorti et selon Otto Mesmer Barré est revenu en force et fut des plus productifs », relate Gaspard Fauteux

À sa sortie de l’hôpital, il se retire dans sa maison de Glen Cove, à Long Island, où il vend ses peintures à l’huile au public, en plus de pondre des affiches commerciales. Sa femme, Antoinette Skelly, le quitte avec leur fille unique, ma grand-mère Marguerite (« Guigui »), à qui elle défend de voir son père. « Un article publié en 1918 mentionne que sa femme le poursuit pour pension alimentaire, affirmant qu’il passe trop de temps au studio », écrit Paul.

En 1925, Barré revient dans le monde de l’animation en devenant animateur invité pour Pat Sullivan Productions, sur Felix the Cat. Ces dessins animés sont considérés comme les meilleurs qu’il ait jamais faits, ainsi que les meilleurs de Felix, selon Wikipédia qui ajoute : « Raoul Barré se retire de l’animation pour la deuxième fois en 1927, mais cette fois-ci sur une bonne note. Barré passe les dernières années de sa vie à dessiner des peintures à l’huile et des caricatures politiques, tout en créant sa propre école d’art. »

Il retourne à Londres, puis à New York, avant de revenir pour de bon à Montréal, en 1928. Marco de Blois raconte : « Il se lance dans toutes sortes de projets complètement révolutionnaires, mais aucun projet n’aboutit, tristement probablement parce que Barré était déjà malade. Il décède en 1932 d’un cancer. Mais aussi, c’est parce que la société québécoise de l’époque était probablement trop petite pour l’ampleur de ses ambitions et de son talent. 

Il veut réaliser un documentaire sur le tourisme au Québec, en animation. (…) Il écrit au frère Marie-Victorin, à l’Université de Montréal, pour le convaincre d’utiliser de l’animation afin de produire des films éducatifs sur la botanique. » Avant de mourir, il amorce la réalisation de Microbus 1er, dont il ne reste que des dessins et des scénarios. « Ce qui aurait été le premier film d’animation québécois n’a jamais été réalisé. » 

Raoul Barré meurt du cancer le 21 mai 1932, à l’âge de 58 ans. Il est enterré au cimetière Notre-Dame-des-Neiges.

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