Une étape méconnue de l’humour graphique : les bandes dessinées de La Presse et de La Patrie, 1904-1910. Perspectives de recherche pour l’histoire de l’art[1]

Un texte de Dr Stephanie Danaux

(Nous publions aujourd’hui un résumé d’un papier de Stéphanie Danaux 6 mars 2023  dans Érudit Une infrastructure numérique au service de la diffusion des savoirs. https://id.erudit.org/iderudit/1014629ar Dr Stéphanie Danaux est aujourd’hui Responsable du Bureau de la vie étudiante, Université de Bordeaux / Vice-présidente de l’ANDès / Membre du CNESER)

Résumé

De 1904 à 1910, la bande dessinée humoristique connaît une brève période d’essor puis de déclin dans les suppléments du samedi des journaux La Patrie et La Presse. Cet article propose quelques pistes de recherche susceptibles d’offrir une meilleure connaissance de cette période fertile, mais méconnue, de l’histoire des arts graphiques et de l’humour visuel au Québec, notamment la question de la production des pionniers du genre et des liens noués avec d’autres formes graphiques, celle des sujets traités, avec l’apparition du thème du garnement, et, enfin, celle de sa réception..

Au Québec, l’image se généralise dans les quotidiens d’information à la fin des années 1880, d’abord essentiellement en première page, mais aussi dans le supplément illustré du samedi, dont la présentation plus soignée rappelle parfois celle du magazine, dans une version plus populaire. Entre 1880 et 1914, plusieurs catégories de dessin de presse se côtoient dans le journal[2], parmi lesquelles la caricature, le dessin d’actualité et le portrait constituent les trois genres les plus exploités. Les couvertures illustrées des suppléments de fin de semaine, les illustrations des romans-feuilletons, qui obéissent davantage aux règles de l’illustration littéraire, et les publicités, qui comportent souvent une partie graphique, forment une autre part importante du dessin de presse. Stricto sensu, les dessins didactiques (graphiques, schémas, cartes) et les jeux dessinés (rébus, labyrinthes) peuvent être ajoutés à cette liste, quoique la dimension créatrice reste souvent peu marquée. Sur le plan technique, tous ces dessins entrent dans la catégorie du dessin de presse[3]. Ensemble, ils forment l’identité visuelle du journal. Au début du xxe siècle, une autre forme graphique fait son apparition : la bande dessinée humoristique, un genre fortement lié au dessin d’actualité et à la caricature, car souvent produit par les mêmes dessinateurs. L’existence de la bande dessinée humoristique au Québec est toutefois éphémère : apparue en 1904, elle disparaît entre 1908 et 1910, lorsque les créations locales sont progressivement remplacées par des importations d’origine américaine (distribuées par les services de diffusion des syndicates[4]), puis par des importations françaises, beaucoup moins coûteuses puisqu’elles n’ont pas à être traduites. Cette brève période de six années couvre à la fois le début et le déclin de la bande dessinée humoristique canadienne-française dans les quotidiens du Québec. Cette production forme un patrimoine immense, d’une richesse et d’une diversité largement sous-estimées. Une partie importante de ce corpus a d’ores et déjà été numérisée par les soins de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et mise en ligne sur le site de l’institution[5]. Cet article se propose de dresser un premier bilan des perspectives qui s’offrent au chercheur pour mieux connaître cette période fertile de l’histoire des arts graphiques.

En réalité, il reste délicat d’identifier la date exacte d’apparition de la bande dessinée au Québec, même si la question de la filiation avec les dessinateurs du début du xxe siècle reste posée. D’une part, ce moment varie selon la définition que chaque auteur donne à la bande dessinée. Sylvain Lemay remarque avec justesse qu’« [i]l y a donc la première bande dessinée québécoise muette, la première bande dessinée québécoise à faire usage du ballon, la première bande dessinée publiée dans les quotidiens, la première bande dessinée publiée en revue, etc. On a parfois l’impression d’en perdre son latin[23] ». D’autre part, la réédition de planches d’origine française rend parfois cette identification délicate[24]. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans les quotidiens d’information de la première décennie du xxe siècle que cet art connaît un essor significatif. Selon Jean Véronneau, environ 800 planches de bandes dessinées ont été publiées dans la presse francophone entre 1904 et 1910, dont la moitié à La Presse et La Patrie[25].

Les pionniers de la bande dessinée au Québec

C’est en effet dans les pages de La Presse et de La Patrie, plus spécialement dans les suppléments du samedi entre 1904 et 1910, que la bande dessinée francophone voit véritablement le jour au Québec. Outre J. Bouin, Arthur LeMay, Maurice Gagnon, Th. Bisson, Auguste Charbonnier, H. Samelart et Joseph Charlebois, dont les réalisations sont quantitativement moins significatives, les quatre principaux contributeurs de cette phase d’expérimentation semblent être René-Charles Béliveau, Raoul Barré, Albéric Bourgeois et Théophile Busnel. Qui sont ces hommes 

Raoul Barré (1874-1932) est également issu d’une famille bourgeoise montréalaise. Après avoir étudié la peinture à l’Institut du Mont Saint-Louis, il s’installe à Paris en 1891. Son nom apparaît dans le registre des copistes du Louvre en 1895. Il fréquente ensuite, de 1896 à 1900, l’atelier de Jean-Paul Laurens à l’Académie Julian et l’École des beaux-arts[28]. Au cours de cette période, il collabore à la revue satirique Le Sifflet, publiée à Paris entre février 1898 et juin 1899[29]. À son retour à Montréal, Barré partage son activité entre illustration, caricature, dessin publicitaire et peinture, domaine dans lequel il se fait connaître comme un représentant du postimpressionnisme. En 1900, aux côtés d’Henri Julien et d’Henry Sandham, il participe à l’illustration de l’édition de luxe de La chasse-galerie d’Honoré Beaugrand, le fondateur de La Patrie en 1879. À la même époque, Barré commence à collaborer au Monde illustré et surtout à La Presse, où il signe une chronique humoristique intitulée « En roulant ma boule », qui oscille entre histoires en images (dans lesquelles apparaît parfois un phylactère) et caricatures. Une sélection de ces dessins, sur le thème des préparatifs des célébrations de la Saint-Jean-Baptiste, est rééditée dans l’album du même nom, publié chez le libraire-éditeur Cornélius Déom en 1901. Le 20 décembre 1902, Barré publie « Pour un dîner de Noël », une bande dessinée muette qui fait date par sa division en huit cases parfaitement définies. En 1903, il s’installe à New York, d’où il fait parvenir à La Patrie les 60 planches de sa série bihebdomadaire : « Les contes du père Rhault » (16 juin 1906 – 31 octobre 1908, plus une le 17 avril 1909, figure 2). Après l’arrêt de sa série, Barré se consacre avec succès à la réalisation de dessins animés aux États-Unis.

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